De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ? 

Illustration : un dessin de Jérome Sirou que nous remercions chaleureusement. 

« L’instant philo »                                                                             Emission du dimanche 24 mars 2024

                              De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?

Une étude publiée en 2021, par The lancet, une revue médicale hebdomadaire britannique, indique que 59% des 10 000 jeunes de 16 à 25 ans issus de dix pays bien différents se disent très ou extrêmement préoccupés par le changement climatique. En France, la même année le baromètre Ademe indique que deux tiers des français estiment que les conditions de vie vont devenir extrêmement pénibles à cause des dérèglements climatiques[i]. Ces  indications statistiques témoignent d’une vraie inquiétude chez nos contemporains face à la question écologique. Le terme «’éco-anxiété » est présenté justement comme ce qui permet de désigner cet ensemble tout à fait inédit de sentiments et d’affects liés aux inquiétudes engendrées par la prise de conscience des graves menaces qui pèsent dorénavant sur notre planète. Ce néologisme vient de l’anglais – « eco-anxiety » qui a été recensé dès 1990 dans le Washington post.[ii] L’expression « éco-anxiété » ne devient vraiment très présente dans les médias en France qu’à partir de 2019 et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a connu dès lors un vrai succès.

Cette désignation soulève toutefois bien des interrogations. Se préoccuper des fortes perturbations qui affectent notre planète ne signifie pas automatiquement être éco-anxieux. Pourquoi mettre en avant la seule anxiété ? D’autres affects, vecteurs de réactions comportementales plus constructives, peuvent être présents dans la conscience de la situation actuelle, à l’instar de l’indignation ou du désir de s’engager. Avons-nous affaire, comme le soulignent bien des analyses, à une appellation qui tend finalement à réduire la question de l’urgence écologique à la psychologie, voire à un problème de santé mentale ? Parler d’éco-anxiété, ne serait-ce pas ainsi chercher à dépolitiser la question écologique en détournant l’attention des responsabilités qu’on peut établir dans la production de ces désastres ainsi que dans l’inaction qui aggrave les difficultés? Ou bien s’agit-il là d’une expression certes maladroite, qui tâche de rendre compte d’une importante épreuve existentielle qui serait le passage obligé pour devenir lucide face aux défis inédits et impressionnants de notre époque ? L’éco-anxiété ne serait-elle pas alors une étape à franchir pour pouvoir ensuite inventer des réponses politiques adaptées à la crise mondiale à laquelle nous avons affaire? Dans cette perspective, sera-t-elle un obstacle à contourner ou bien un tremplin pour aller plus loin ? En tout cas, la question se pose : de quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?

I.             Analyse critique de la notion d’éco-anxiété

 

A.    Trois facteurs à prendre en considération pour analyser l’éco-anxiété

Le mot composé « éco-anxiété » met en avant d’abord un état affectif et subjectif – l’anxiété - qui relève de l’analyse des émotions, de la psychologie morale, voire de la psychiatrie. C’est ainsi qu’en 2017, l'American Psychology Association a défini l’éco-anxiété comme “la peur chronique d'un désastre environnemental en cours ou futur”. L’éco-anxiété présente également un versant externe, objectif et très concret avec son préfixe « éco » - du grec oikos désignant la maison ou le foyer -  l’anxiété vient du fait que notre maison commune – la Terre – est gravement menacée par le changement climatique, les effets mortifères de la  pollution sur les écosystèmes et la disparition de nombre d’espèces animales et végétales. Au début du siècle (2003) Glen Albrecht, un philosophe australien a inventé un nouveau terme « la solastalgie ». La nostalgie désigne la tristesse poignante d’avoir perdu son pays ou bien une réalité qui nous est chère, la solastalgie désigne la souffrance de voir son cadre de vie quotidienne disparaître peu à peu sans pourtant l’avoir quitté. On constate avec angoisse que, d’une certaine façon, notre « oïkos », notre foyer n’en est plus : ce n’est plus un havre de paix, ni un refuge car il perd ce caractère protecteur qu’on lui confère habituellement. Nous avons ainsi un peu le sentiment de nous retrouver SDF dans notre propre habitation.  D’où quand on généralise cette expérience, l’idée effrayante que notre civilisation actuelle s’effondre avec pertes et fracas, voire, in fine, que la survie de notre espèce soit compromise. Cette sourde angoisse enveloppe évidemment les décisions et activités qui l’ont engendré et qui, malheureusement, continuent à sévir. La responsabilité humaine en cette affaire est massive et  accablante. La conjoncture actuelle très inquiétante, ses causes et les affects qu’elle produit quand on en prend conscience sont les trois facteurs qu’il faut garder à l’esprit pour se demander de quoi l’éco-anxiété est le nom.

B.    L’anxiété n’est pas la seule réaction affective face aux défis écologiques

 

1)    Pourquoi l’anxiété ?  L’inventaire des émotions liées au climat.

En effet, quand on maintient cette vision globale, on peut être étonné que la perception des défis écologiques soit surtout associé dans les médias mainstream à l’anxiété – c’est-à-dire à un sentiment négatif qui, soulignons-le, relève très souvent d’un traitement psychothérapique. Pourtant l’éco-anxiété n’est pas reconnue officiellement comme une pathologie - et c’est heureux tant il semble tout de même sain et normal face aux catastrophes déjà en cours, de ressentir de l’effroi. Mais pourquoi parler principalement de l’anxiété ? On aurait pu mettre en avant d’autres ressentis. Un outil élaboré pour étudier et objectiver les émotions liées au réchauffement climatique : l’inventaire des émotions liées au climat (Inventory of climate emotion (ICE)) en apporte la confirmation. Cet inventaire propose un instrument d’auto-évaluation qui comprend pour les émotions à recenser les entrées suivantes : la colère, le dédain ou mépris, l’enthousiasme, l’impuissance, la culpabilité, l’isolement, l’anxiété et le chagrin. [iii]

2)    Commentaires

On remarque que la palette des réactions émotionnelles au changement climatique proposée ici est riche. La notion d’éco-anxiété parait, par contraste, réductrice et appauvrissante puisque ce n’est qu’un affect parmi d’autres. Examinons rapidement les émotions listées dans cet inventaire. Dédain ou mépris sont des modalités du déni qu’un changement climatique global dû aux activités humaines peut engendrer à cause de son aspect totalement inédit et stupéfiant. L’enthousiasme quant à lui montre que l’ampleur du phénomène et de ses conséquences n’est pas toujours comprise : certains voient surtout qu’ils pourront aller plus souvent se faire bronzer et bénéficier d’un climat plus chaud tout au long de l’année. Politique de l’autruche ? On peut le penser. L’inventaire montre qu’on peut aussi éprouver un sentiment d’impuissance et d’isolement : les individus peuvent être évidemment accablés par une situation qui semble aussi terrifiante que fatale. Et quand on constate que le milieu de vie qu’on a connu dans son enfance avec les animaux, les insectes et une nature florissante est en train de disparaître, un profond chagrin qui ressortit d’un deuil à faire d’un paradis perdu peut nous étreindre. On retrouve ce que Glen Albrecht nomme la solastalgie. On comprend alors que l’anxiété et l’angoisse – deux termes à la même étymologie -peuvent commencer aussi à nous hanter sournoisement. Enfin, des sentiments moraux peuvent se faire jour car il y a des responsabilités à établir et des causes à dégager dans cet état de fait très dégradé. D’où la culpabilité au sujet du consumérisme tous azimuts qui a été le fait de toute une génération à laquelle on appartient parfois. Dans ces réactions d’indignation, on trouve aussi colère face aux divers responsables du désastre et d’une coupable inaction climatique.

II.           La révolte et la colère  

 

A.    Eco-anxiété ou éco-terrorisme ?

Pourquoi, en effet, la colère, la révolte ou le désir de réagir ne sont pas davantage mis en avant dans les médias ? S’agirait-il de détourner l’attention de sentiments qui poussent à l’action et à l’activité plus militante et de tenter de cantonner la prise de conscience des menaces actuelles à une subjectivité plus passive, plus isolée et pitoyablement souffreteuse ? Les états d’âme des écologistes, selon certaines analyses caricaturales malheureusement pas si rares, oscilleraient entre d’un côté une lamentation désolée qui peut se dérouler en boucle qu’on peut être amené à placer du côté de la psychiatrie –l’éco-anxiété - et de l’autre, une colère irrationnelle que d’aucuns désignent sous l’appellation douteuse d’éco-terrorisme. Dans les deux cas, on note la présence d’un vocabulaire volontairement dénigrant que l’on trouve aussi chez ceux qui parlent d’ « écologie punitive » comme si le productivisme actuel n’était pas, lui aussi, « punitif ». Les quelques millions de morts dans le monde à cause de la pollution et les réfugiés climatiques qui finissent tragiquement noyés dans la méditerranée montrent qu’Il est même mortifère et violent.

B.    Etre éco-furieux selon Frédéric Lordon

C’est pourquoi Frédéric Lordon refuse de se dire éco-anxieux et revendique le statut d’éco-furieux ![iv] Car l’éco-anxiété propose une présentation psychologisante dans les médias de la prise de conscience écologique. Pour Frédéric Lordon, c’est là une stratégie néo-libérale de dépolitisation de la question qu’on déconnecte implicitement de la situation catastrophique et de toute explication causale pour privilégier les états d’âme des individus. Etre éco-furieux consiste dès lors à envisager les défis écologiques de façon politique en mettant en avant des actions collectives pour se révolter contre une situation qu’il est possible de faire évoluer de façon écoresponsable et mobiliser les citoyens, de plus en plus conscients des problèmes, dans des dispositifs alternatifs à une manière de vivre et d’administrer les choses et les hommes qui nous conduit directement dans le mur. Un collectif comme Extinction-rébellion illustre assez bien l’attitude des éco-furieux dont Lordon fait l’éloge.  Une chose est claire : ce n’est pas l’anxiété qu’il faut soigner mais les problèmes écologiques qu’il faut attaquer, en dénonçant ceux qui entravent toutes les solutions qui peuvent être de vrais remèdes à la situation. On peut comprendre ainsi la colère à l’encontre de ces décideurs - Etats, industries et compagnies - qui ont pollué sans vergogne, extrait des ressources en dégradant gravement l’environnement et qui ne s’arrêtent toujours d’ailleurs pas de le faire.

III.          L’éco-anxiété : une étape nécessaire pour une prise de conscience écologique ?

 

A.    Un sens large du mot « éco-anxiété.

Ces critiques sont importantes mais elles n’épuisent pas, je pense, le sujet. Il semble donc opportun de se demander ce que peut encore nous apprendre l’analyse de cette notion d’éco-anxiété. N’est-elle pas, en effet, le nom finalement d’une réalité au spectre plus large que ce qu’elle annonce – à savoir un affect complexe et perturbateur qui mélange notamment de l’anxiété mais aussi du chagrin, de la mauvaise conscience, et de la colère. Définie ainsi on comprend qu’elle soit devenue un état d’esprit qui se propage à toute l’humanité confrontée aux mêmes difficultés. Ce n’est plus tant un  problème psychologique individuel qu’une réalité sociale et même mondiale. C’est pourquoi qu’elle peut présenter l’intérêt de réveiller les subjectivités qui sont dans la désinvolture consumériste et hédoniste. Le rappeur Orelsan décrit très bien cet effet de l’éco-anxiété prise dans un sens plus large.

L’expression d’éco-anxiété montre aussi que face aux graves problèmes écologiques, le climato-scepticisme décomplexé devient impossible. Car elle est le signe d’une compréhension, même faussée et imparfaite, d’une réalité qu’on ne peut plus cacher. Le 18 mars dernier à Rio de Janeiro prise dans une vague de chaleur, la température ressentie est montée à 62, 3 degré : difficile ensuite d’affirmer sérieusement qu’il n’y a pas de dérèglement climatique … 

B.    Aspect mobilisateur de la peur ?

Certains théoriciens de l’écologie[v] estiment que l’anxiété et la peur sont de puissants leviers pour mobiliser les citoyens, les politiques et les scientifiques dans la lutte contre les causes des problèmes écologiques.  Peut-être. Cependant, comme toutes les formes plus ou moins intense de peur, l’éco-anxiété peut faire obstacle à un comportement adapté aux défis auxquels nous sommes confrontés, en conduisant au déni ou à la paralysie. La situation est tellement grave et effrayante qu’elle peut conduire à la dépression[vi]. Une partie non négligeable des personnes qui ont été interrogées sur leur réaction émotionnelle face au changement climatique se disent incapable de poursuivre une vie normale et une activité professionnelle tellement elles se sentent mal. 

Conclusion

Si l’aspect mobilisateur de l’éco-anxiété n’est pas évident, il semble qu’elle constitue toutefois très souvent une étape nécessaire, aussi éprouvante soit-elle, pour arriver à une prise de conscience des problèmes aussi inédits que graves que nous avons à affronter. En tout cas, tenter de mieux saisir comment la psychologie humaine se comporte face à un défi inédit et périlleux, c’est ce à quoi nous a conduit l’analyse de l’éco-anxiété. C’est une tâche tout à fait importante. Car elle permet de mieux comprendre quelle disposition d’esprit peut être propice à une action écologiquement efficace et constituer un vecteur de transformation salutaire de notre rapport au monde.

Virgules musicales : Mickey 3 D : « Respire »,  Assassins § Rockin Squat officiel : « L’écologie : Sauvons la terre », Orelsan : « Baise le monde »



[i] Voir le numéro spécial de Socialter : Etes-vous éco-anxieux ? 2022 Notamment article de Laelia Benoit: « Ne vous laissez pas polluer par la négativité ». 

[ii] Idem.

[iii] Ibidem

[v] Par exemple Hans Jonas qui parle de l’heuristique de la peur dans Le principe-responsabilité : une éthique pour une civilisation technologique.

[vi] Corine Pelluchon : L’espérance, ou la traversée de l’impossible, 2023.