« L’instant philo »                                Emission du dimanche 23 novembre 2025

La guerre                   

I.                    Le retour de la guerre ?

A.     Un contexte particulièrement belliqueux

En cette fin d’année 2025, on constate que la guerre est revenue sur le devant de la scène internationale. La période est bien révolue où l’on pensait en Europe la guerre comme chose du passé, où suite à l’effondrement de l’union soviétique et à la fin de la guerre froide, on profitait des « dividendes de la paix »[1] en baissant les budgets militaires. Le réarmement des Etats est général et le commerce des drones, avions, canons, bombes et autres armes létales est florissant. C’est qu’en Europe, la guerre entre l’Ukraine à la Russie et le conflit Israélo-Palestinien au Moyen Orient ont pris une tournure catastrophique et risquent de s’étendre. Les guerres civiles notamment en République Démocratique du Congo, au Yémen et au Soudan continuent de dévaster ces pays. Entre l’Inde et le Pakistan, La Chine et Taïwan, les USA et divers pays du continent américain, les conflits peuvent aussi s’envenimer. Cette prolifération de foyers de guerre, dont la liste n’est pas exhaustive, illustre malheureusement la célèbre définition de Carl Von Clausewitz, officier prussien du début du XIXe siècle : « La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens »[2] . Ce lien entre guerre et politique a été réaffirmé avec force par Georges Clémenceau, ministre de la guerre lors de 14-18 qui déclara : « La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires. »

B.      Guerre et bellicisme

Ce lien peut prendre toutefois des figures bien différentes. Il y a quelques jours, par exemple, le ministère de la défense américaine a été rebaptisé « War ministery » : « ministère de la guerre ». Cela signale la volonté de la nouvelle administration de jouer l’intimidation à un moment où les USA ne sont officiellement en guerre avec aucun pays. On montre ses muscles face aux autres états. La guerre n’est pas alors une calamité que l’on cherche à éviter mais un moyen d’affirmer sa puissance et d’imposer des conditions économiquement favorables à son pays. «La guerre est un acte de violence engagé pour contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté » note aussi Clausewitz.

Que la guerre fasse partie de la donne politique : l’histoire malheureusement le montre. Mais peut-on légitimement faire un usage sans états d’âme et un éloge sans nuance de la guerre ? On a bien du mal à s’en convaincre. Les états bellicistes, sont en règle générale autoritaires, parfois totalitaires, en tout cas, toujours à forte tendance antidémocratique et ils constituent un danger pour l’humanité. Pourtant, force est de constater que la puissance destructrice de la guerre peut produire une esthétique du sublime qui montre que la fascination que la guerre continue d’exercer, y compris sur Francis Ford Coppola, cinéaste pacifiste et réalisateur d’Apocalypse now !

II.                  Eloge de la guerre et confusion anthropologique

 

A.     Une confusion entre la violence de la guerre et l’aspect stimulant des conflits

1)      Une citation d’Héraclite d’Ephèse (544 - 480 avant J.C)

Ceux qui font l’éloge de la guerre s’appuient parfois sur ce fragment d’Héraclite, penseur présocratique, né au 6e siècle avant notre ère. « Polémos est le père de toutes choses, de toutes, le roi ; et les uns, il les porte à la lumière comme Dieux ; les autres, comme hommes ; les uns il les fait esclaves, les autres libres»

2)      Commentaires

Quelques précisions sur cette citation. D’abord, en Grèce antique, « Polémos » désigne la querelle - comme l’adjectif « polémique » le rappelle en français -  et il s’oppose à Eirénée – la paix. Polémos est présenté comme « le père » et « le roi » « de toutes choses », bref comme la cause de tout ce qui arrive de bien et de mal dans le monde. Est-ce un éloge de la guerre au sens courant ? Pas du tout disent les commentateurs les plus fiables : Polémos ne peut être confondu, en effet, avec Arès, le Dieu de la guerre. Dans cet extrait, Polémos incarne le principe de division, d’opposition et de différenciation des hommes. Un autre penseur présocratique, Empédocle avançait que l’amour et la haine étaient au principe de tout. Etait-ce un éloge de l’amour et de la haine au sens courant ? Nullement mais une façon de désigner deux principes cosmologiques agissant alternativement, l’un d’unification, l’autre de division.

3)      La Grèce antique et son jugement sur la guerre

Toujours à cette époque, le poète Hésiode[3] distinguait la mauvaise lutte destructrice de l’Agôn, bonne lutte qui conduit à de grandes choses. Là aussi il s’agit de principes généraux qui peuvent toutefois s’incarner : le premier dans l’aspect destructeur de la guerre ou des querelles privées, le second dans la bonne émulation qui conduit les personnes en compétition à donner le meilleur d’elles-mêmes, comme les athlètes lors des jeux olympiques et les poètes tragiques lors des dithyrambes de Dionysos. Chez Héraclite, Polémos semble donc correspondre plutôt à l’agôn, la compétition ou encore la rivalité qui permet de stimuler les talents de les distinguer les uns des autres et d’attribuer à chacun son rôle social. En tout cas, on ne peut le confondre avec Arès auquel Zeus s’adresse dans l’Iliade en ses termes : « Tu m’es le plus odieux de tous les immortels qui habitent l’Olympe : ton plaisir toujours, c’est la querelle, la guerre et les combats.[4]». Ainsi Héraclite et nombre de penseurs grecs ne sont nullement des bellicistes chevronnés. S’ils louent la bonne lutte et se plient à la nécessité de combattre dans l’intérêt de la cité, jamais ils ne font l’éloge de la guerre, toujours jugée calamiteuse. Quand on peut l’éviter et la faire cesser dans des conditions équitables, c’est une bonne chose. Certains, comme le poète comique Aristophane, sont même clairement pacifistes.

B.      Pacifisme et éloge de l’insociable sociabilité chez Kant

Au XVIIIe siècle, le philosophe Emmanuel Kant s’inscrit dans cette perspective qui unit pacifisme réaliste et éloge des désaccords et querelles qui font progresser les affaires humaines. Il a écrit un ouvrage au titre explicite Projet de paix perpétuelle. En même temps, il fait la louange de ce qu’il nomme « l’insociable sociabilité »  qui est « le penchant des hommes à entrer en société lié à une résistance générale qui menace constamment de rompre cette société ». Il déclare ainsi « que la nature soit remerciée, pour cette incapacité à se supporter, pour cette vanité jalouse d’individus rivaux, pour l’appétit insatiable de possession mais aussi de domination. Sans cela, les excellentes dispositions sommeilleraient éternellement en l’humanité à l’état de simples potentialités. L’homme veut la concorde mais la nature sait ce qui est bon pour son espèce ; elle veut la discorde. » Cette déclaration n’est évidemment pas un éloge de la guerre car Kant milite pour construire les conditions d’une paix perpétuelle grâce à un droit international s’imposant à la société des nations. En ce sens, il est très proche de la mentalité des anciens qui louaient l’Agôn, la bonne compétition mais qui voyaient d’un mauvais œil, Arès, le détestable Dieu de la guerre.  

C.      Critique du bellicisme                                                                                                                     

Les bellicistes commettent donc plusieurs erreurs de jugement : ils confondent d’abord les vertus de la compétition, des désaccords et de certaines discordes avec les horreurs et les destructions de la guerre. Ils jugent les pacifistes lâches alors que défendre raisonnablement la paix conduit à affirmer avec courage ses convictions et parfois à subir la violence comme ce fut le cas de Jaurès qui a été assassiné. Ils oublient aussi que la guerre depuis l’antiquité a changé complètement de visage. Clausewitz avait déjà compris qu’avec les guerres napoléoniennes, on était passé à une guerre moderne plus violente et meurtrière dont les conflits futurs (guerre de sécession américaine et première  guerre mondiale notamment) confirmeront la brutalité stupéfiante. Les avancées technologiques, inenvisageables pour cet officier prussien, ont produit une version contemporaine de la guerre tout à fait inédite. Avec plus de 70% de victimes sur le terrain du conflit russo-ukrainien dues à des tirs de drones, où est la dimension épique et glorieuse de la guerre dont se rengorgent encore certains bellicistes ? Les bombes atomiques tombées sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 avaient, il est vrai, déjà porté un coup fatal à tout héroïsme guerrier et ouvert une nouvelle ère très inquiétante. Faire un éloge sans nuances de la guerre était dans l’antiquité déjà déplacé, c’est devenu d’une stupide et cruelle incongruité à l’heure actuelle.   

III.                Violence de la guerre versus reconnaissance de la puissance politique du droit et de l’éthique. 

             A. Etat de nature et état civil

Dans les rapports internationaux et nationaux, la guerre, si elle n’est pas strictement défensive, a toujours été une façon de privilégier la violence, définie comme un usage excessif de la force, sur la diplomatie. Sur ses canons, Louis XIV avait faire graver cette maxime latine : « Ultima ratio regum » : «  l’ultime argument des rois ». La guerre est également une manière d’user de la violence sans tenir compte des règles habituelles du droit. Or le droit est ce qui permet de pacifier les rapports au sein des sociétés entre personnes privées ou entre nations grâce à des lois justes qui préservent la liberté de tous. Kant remarque que si les guerres sont si courantes dans l’histoire, c’est que les états se trouvent dans une sorte d’état de nature – cet état où les individus satisfont leurs désirs et règlent leurs différends sans bénéficier de règles juridiques communes, soutenues par une autorité politique supérieure. Cet état de nature décrit la vie des hommes avant la création de l’autorité étatique et les penseurs qui en parlent, finissent tous par y voir apparaître une période d’affrontements violents. Que ce soit tout de suite comme chez Thomas Hobbes qui estime que la nature humaine est spontanément belliqueuse ou bien, plus tard, chez Rousseau du fait des changements que l’histoire produit dans les sociétés humaines. L’état de nature devenant ainsi plus ou moins vite, invivable, l’état civil qui institue des règles de droit garanties par une autorité supérieure devient nécessaire pour contenir et régler les conflits, surtout pour éviter la désastreuse guerre de tous contre tous.  

B.      Comment instituer la paix entre les nations ?

 

1)      Les analyses de Kant (1724-1804)                                                                                             

Kant dans son Projet de paix perpétuelle estime donc que c’est grâce au respect du droit international sous l’autorité d’une société des nations et à une propagation du régime républicain qu’on peut faire sortir les différents pays de cet état de nature qui est la cause principale des guerres. On comprend l’importance du droit international qui doit régir les Etats dans ce dispositif mais pourquoi parle-t-il de la nécessité du régime républicain ? La réponse est simple : ce sont habituellement les états autoritaires et non républicains ou non démocratiques qui sont bellicistes. Ils sont, en effet, les moins capables de respecter à l’international un état de droit, état de droit qu’il ne respecte déjà pas dans leur propre pays. On comprend mieux ainsi les critiques de l’état de droit portées souvent par les politiques prêts à opposer citoyens et états entre eux. La seule chose respectable pour ces bellicistes serait le rapport de force où l’on écrase l’autre : le droit devenant un simple instrument d’une politique de la puissance.   

2)      Bellicisme versus état de droit

Clausewitz met en avant dans son analyse de la guerre «sa nature subordonnée d’instrument politique ». Cela signifie que les objectifs de la guerre dépendent des visées politiques de ceux qui la font ou qui s’en servent d’une manière ou d’une autre. La guerre peut ainsi devenir un instrument pour rompre avec une politique reconnaissant les droits humains fondamentaux. Le bellicisme est, en effet, le plus souvent au service de régimes autoritaires, voire totalitaires, qui se moquent complétement des droits de l’homme. Raison de plus de se méfier de ceux qui mettent en avant les vertus supposées de la guerre et de rappeler que la guerre parfois inévitable, n’est jamais une réalité réjouissante dans le monde humain.

Conclusion 

Le 11 novembre dernier, nous avons commémoré la fin de la première guerre mondiale. Paul Valéry, après cette horreur que fut 14-18, fit cette remarque accablante et désabusée : « La guerre, c’est le massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent et ne se massacrent pas »[5]. Alors bien loin des absurdes éloges de la guerre et en réponse à tous ceux qui minimisent la douleur de perdre des proches, écoutons pour finir cette chanson de Boris Vian qui donne la parole à un citoyen qui explique, sobrement, pourquoi il refuse de faire la guerre.

Virgules musicales 

La chevauchée des Walkyries, extrait de l’opéra La walkyrie de Richard Wagner, dans la bande son du film de Francis Ford Coppola Apocalypse Now                                                                          

War, No more trouble, tiré de l’album One love de Bob Marley & the Wailers                                                      

Le déserteur, chanson de Boris Vian


[1] La formule est de Laurent Fabius.

[2] Carl Von Clausewitz : De la guerre, 1830, Livre I, chap.1, §24

[3] Hésiode : Les travaux et les jours

[4] Homère : L’iliade, V, 890 sq. cité par Adalberto Giovannini dans Les grecs aimaient-ils la guerre ?

[5] Paul Valéry : Cahiers (n° 126622)