Religion, superstition et spiritualité                                                                                     Emission du dimanche 19 mai 2024

Illustration tirée du film de Tarkovski : Andréi Roublev

                                                

                                                            L’instant philo    

Religion, superstition et spiritualité                                     Emission du dimanche 19 mai 2024

Quand on parle de religion, on a tendance à partir de ses propres croyances et pratiques et de les ériger en modèle. Ainsi, définit-on souvent en Occident, la religion comme la croyance en un Dieu. On oublie alors que le monothéisme ne constitue qu’une des multiples manifestations du religieux. Le polythéisme, par exemple, n’est pas une croyance tombée en désuétude qui serait typique de l’antiquité grecque et romaine. L’hindouisme de nos jours est, en effet, fort de plus d’un milliards d’adeptes. Le même préjugé nous laisse déconcertés face aux religions où la notion de divinité est largement absente, à l’instar du bouddhisme ou de l’animisme. La perspective qu’on adopte souvent dans notre appréhension du religieux conduit à repousser les cultes différents du nôtre, soit du côté de la superstition, de l’hérésie ou de la naïveté supposée des anciens ou d’autres peuples, soit – et c’est plus positif - du côté, de la spiritualité comme c’est le cas pour le bouddhisme, le confucianisme ou le taoïsme. Notre jugement est faussé. Ensuite, une fois ce premier obstacle repéré, un autre se présente, peut-être encore plus redoutable. Car il n’est vraiment pas facile de trouver un dénominateur commun à toutes les pratiques religieuses déjà nommées, surtout si on ajoute le totémisme, l’énigmatique religion égyptienne, le chamanisme, les rites sacrificielles des Aztèques, le shintoïsme – et la liste n’est pas exhaustive. Peut-on vraiment trouver une définition de la religion qui puisse s’appliquer à toutes ces différentes croyances ? Et si c’est le cas, doit-on les considérer toutes à égalité ? Ou bien faut-il introduire des distinctions, voire une hiérarchie entre elles ?

I. Des définitions peu satisfaisantes de la religion

A. L’impasse de l’étymologie  

Le terme « religion » viendrait  du verbe latin religare qui signifierait d’après Lactance, un théologien chrétien soucieux de prosélytisme, « relier », « rassembler ». Rassembler quoi ? Les hommes entre eux, pour les uns. Les hommes à Dieu pour d’autres. Parfois les deux. Toutefois, d’après le Gaffiot, dictionnaire de référence pour le latin, cette étymologie n’est pas fiable. Certains vont alors rapprocher religio du latin relegere – reprendre avec soin, traiter avec scrupule ou encore– ce qui vaut seulement pour les religions du livre - relire avec grande attention. Saint Augustin commente à plusieurs reprises ces deux étymologies[i], sans trancher car il ne porte pas une si grande attention à ces considérations. A raison car cette piste semble ne mener que là où on veut aller et elle ne permet pas de dégager une définition satisfaisante et globale du fait religieux.

 

 

B. La religion et le sacré   

Présenter la religion comme une expérience du sacré à la manière de Mircéa Eliade, est peut-être plus éclairant ? Le sacré, réalité absolue et transcendante, censée être source de tout, est objet d’un respect qui commande habituellement attitude humble et silencieuse. Par opposition, le profane est tout ce qui est à notre modeste mesure et n’exige pas un comportement spécifique. Le sacré, parce qu’il nous échappe par définition et est mystérieux, est une notion problématique. Mircéa Eliade estime en plus que les êtres profanes peuvent être le lieu d’une manifestation du sacré. En  brouillant ainsi la frontière entre sacré et profane, il ne facilite pas la tâche. Si on ajoute à cela que sacrifice signifie « rendre sacré », qu’est jugé ainsi « sacré » ce pour quoi on est capable de sacrifier sa vie comme la révolution, la patrie, l’honneur ou encore un idéal, on voit que le sacré, comme le rappelle René Girard[ii], est souvent associé à la violence et n’est pas toujours lié directement au religieux. René Girard distingue d’ailleurs les religions sacrificielles de celles qui ne le sont pas. Ces considérations nous amènent à conclure que le sacré n’est pas un bon critère pour définir la religion en général.                                         

II. Une définition descriptive et suffisamment générale ?

A.     La formulation  

Peut-être qu’une définition descriptive de la religion a plus de chance d’être satisfaisante ? Examinons celle que l’historien Yuval Noah Harari[iii] a proposée dans Sapiens,  un livre qui date d’une dizaine d’années: « la religion – écrit-il -est un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en un ordre surhumain. » 

     B. Commentaires

Surhumain mais pas surnaturel. Précision importante car un ordre surnaturel, souvent associé aux notions de divin ou de sacré est, par définition, inconnaissable. Sans compter qu’on est très embarrassé quand on veut expliquer comment le surnaturel peut avoir un effet sur Terre. Parler d’un ordre surhumain, par contre, est rationnel. Les lois de la nature en physique ou encore les règles du raisonnement en sciences formelles s’imposent à nous et constituent deux ordres surhumains. Toutefois, les scientifiques ne déduisent pas de ces ordres un ensemble des normes comportementales et morales. Ensuite, des systèmes de normes comme les règles du jeu dans le football ou les échecs n’ont pas besoin de la foi en un ordre surnaturel. Le droit, les lois et les constitutions politiques découlent aussi de décisions humaines. Harari remarque «  comme nous l’ont prouvé les tout derniers siècles, nous n’avons aucun besoin d’invoquer le nom de Dieu pour mener une vie morale. La laïcité peut nous offrir toutes les valeurs dont nous avons besoin.»[iv].                                                         

La spécificité de la religion est donc de tirer d’un ordre surhumain présenté dans un récit, tout un système de rituels, interdits, cultes spécifiques et critères éthiques qui valent pour l’ensemble des croyants.

C. La confusion de deux ordres et l’aspect politique de la religion.   

Une remarque du philosophe et économiste Friedrich Hayek va permettre de distinguer « ordre humain » et ordre surhumain et de dégager la dimension religieuse de certaines doctrines politiques. Hayek[v] distingue en effet les organisations, productions humaines dont l’origine et la responsabilité humaine est clairement identifiable à l’exemple d’un défilé militaire, des ordres qui sont productions collectives où l’enchevêtrement des actions d’une multiplicité de personnes différentes nous rend incapable de savoir qui en a décidé : c’est tout le monde et personne. Parmi les exemples de ces ordres spontanés et involontaires que les collectivités humaines produisent, il y a les langues dont l’évolution et la formation ne peuvent être rapportées à des personnes précises mais aussi la marche imprévisible de l’histoire ou encore, pour beaucoup de penseurs libéraux dont Hayek fait partie, le marché. Il y a ainsi des ordres humains qui nous dépassent et que nous pouvons d’une certaine manière sacraliser et confondre avec un ordre surhumain. C’est le cas de ceux qui font de la croyance dans le marché, censé apporter abondance et richesse à tous, un acte de foi dont découlent certaines politiques et normes à respecter par les instances internationales, les états et les citoyens. Pour Harari, certaines versions du communisme qui partent de la croyance en des lois de l’histoire censé aboutir nécessairement à plus d’égalité et en déduisent un ensemble de normes de comportement politique et individuel, sont également des religions.   

Présenter la religion comme « un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en un ordre surhumain. » semble donc bien rendre compte de l’ensemble des croyances. Cela éclaire même certains aspects religieux du politique qui se manifestent quand on confond ordre humain spontané et collectif et ordre surhumain.

  III. Religion et spiritualité                                                                                           

A.     La religion : un marché ou une aventure spirituelle ?

Cette définition générale n’empêche pas toutefois de poser des distinctions entre les religions. Certaines relèvent, pour Harari, d’une sorte de marché ou de contrat passé entre le croyant et l’institution à laquelle il adhère : « obéissez et appliquez les lois et vous obtiendrez le salut ». D’autres pratiques religieuses, selon lui, peuvent être placées du côté d’une aventure spirituelle où l’on s’interroge sans tabous, ni dogmatisme sur le sens de la vie et sur les valeurs qui doivent nous guider. Il écrit ainsi : « Nombre de systèmes religieux ont été défiés non pas par des profanes avides de nourriture, de sexe et de pouvoir, mais par des personnes en quête de vérité ». Dans les exemples qu’il fournit, il y a « la révolte protestante contre l’autorité de l’Église catholique » qui « a été déclenchée par un moine pieux et ascétique, Martin Luther. Ce dernier réclamait des réponses aux questions existentielles de la vie et refusait de s’en tenir aux rites, rituels et marchés qu’offrait l’Église. [vi]» On se souvient à cet égard que Luther était scandalisé par la vente d’indulgences par L’Eglise qui étaient censées permettre aux riches d’écourter leur séjour au purgatoire et d’accéder plus vite au paradis.

B.     Religion statique et religion dynamique         

Alors, retrouve-t-on les tensions signalées au début, qui conduisait pour définir la religion à lui faire une place spécifique en la distinguant de la superstition et de la spiritualité ? Pas vraiment car Harari estime avec l’exemple de Luther que la spiritualité peut revitaliser de l’intérieur une religion trop centrée sur des visées utilitaires. L’inspiration d’une thèse d’Henri Bergson[vii] se fait sans doute sentir. Pour Bergson, le fait religieux en effet oscille entre deux pôles. Un pôle statique, soucieux de la satisfaction des intérêts concrets avec notamment des pratiques magiques, parfois sacrificielles et politiques - et un pôle dynamique et créatif qui renvoie à des interrogations fondamentales et à une quête spirituelle que Bergson associe au mysticisme.

C.     Deux tendances coexistent dans le fait religieux.

La religion semble donc être une réalité dans laquelle deux tendances bien différentes peuvent coexister. En proposant cette distinction non exclusive entre religion et spiritualité et en défendant, on s’en souvient, la possibilité d’une haute moralité des incroyants, Harari arrive à contourner, grâce à une position qu’on pourrait qualifier sans doute de laïque, un des obstacles que l’on rencontre souvent quand on cherche à définir la religion, à savoir qu’il faudrait prendre sans nuance position pour ou contre. Au fond, il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire à la religion. Il ne s’agit pas de la louer, ni de la condamner – du moins tant qu’elle ne cherche pas à imposer ses normes et ses valeurs avec violence. Mais il faut plutôt tâcher de comprendre cette réalité humaine importante et multiforme. Telle est, je crois, sur ce sujet, la position la plus authentiquement spirituelle.

Virgules musicales tirées de la chanson de Murray Head : « Say it ain’t so, Joe »   



[i] Par exemple dans La cité de Dieu, X,3 ( de 410 à 426)

[ii] La violence et le sacré, 1972.

[iii] Sapiens, une brève histoire de l’humanité, chap. 12, La loi de la religion. 2011

[iv] 21 leçons pour le XXIe siècle, 2018

[v] Droit, législation et liberté. T.I. Règles et ordre, 1973

[vi] Idem

[vii] Les deux sources de la morale et de la religion, 1932