Sommaire du 5 à 6 du 16 Janvier 2023
17h - 17h15 : actu et météo
17h15 - 17h30 : Partenariat Férarock
17h30 - Fin : On parle cuisine avec Michel !
Le Haut-Parleur des Havrais•es
Actualités Locales :
- EELV a dépose deux référés en urgence pour bloquer le projet de terminal méthanier flottant au Havre
- Deux immeubles du quartier de la Mare Rouge bientot démolis. Un soulagement pour les riverains
- Point d'étape deux ans après le Plan de Sauvegarde de l'Emploi mis en place chez Dresser Rand
- L'immeuble qui menaçait de s'effondrer avenue Coty a été consolidé afin que les habitants puissent venir récupérer leurs meubles
- La Maison de l'Estuaire vous propose d'observer les oiseaux durant ce mois de janvier
On reçoit aussi Isabelle pour sa revue de presse.
Bonne écoute !
Le happening a fait son apparition au Black Mountain College un jour de l'été 1952. Au berceau de l'art comme enactment, le compositeur Stefan Wolpe fait une sorte de pont entre le romantisme de Mahler et la charge expérimentale de la musique de John Cage. Surtout depuis que Patrick Beurard-Valdoye en parle dans un Metaclassique très singulier enregistré à la Bibliothèque La Grange-Fleuret qui abrite les archives Mahler.
Ça faisait un petit bout de temps que l’on ne s’était pas retrouvé pour faire un point sur les sorties musicales. Il faut dire que la période des fêtes de fin d’année n’est pas très propice à de nouvelles découvertes.
Mais on se rattrape cette semaine avec beaucoup de nouveaux projets. Et on commence en Normandie avec pas moins de trois nouveaux sons, deux du Havrais FONZ, des rouennais de JOHNNY AND ROSE et des norvillais de VAIN VALKIRIES.
FOREVER PAVOT est de retour en 2023 ainsi que M83.
On découvrira aussi le futur album d’EN ATTENDANT ANA et les pérégrinations de la start-up DALLE BETON.
On n’oubliera pas non plus nos amis anglais avec deux belles sorties, le futur album de SHAME et le reggae de YORKE.
Illustration : Oedipe se crevant les yeux
La lucidité et le pessimisme.
Des vœux mal venus ?
2023 débute : c’est le moment des traditionnels vœux qu’il serait incongru sans doute de ne pas présenter. Bonne année à vous !
Pourtant, on sent bien que, depuis quelques temps, ce rituel qui consiste à souhaiter un avenir meilleur sonne étrangement. Une chose est sure : il ne doit pas être prétexte à se voiler la face sur l’état du monde. Par-delà, les différentes crises que nous devons affronter – guerre, mesures antisociales, manipulation des opinions, montée en puissance des extrémismes politiques et religieux, inflation, augmentation des réfugiées - nous sommes visiblement surtout à la fin d’un cycle de quelques centaines d’années qui a apporté à l’humanité une abondance inédite. Tout notre système de production est en train de s’enrayer et nous sommes entraînés d’ors et déjà dans des changements majeurs – à commencer par le réchauffement climatique global de la planète du fait des activités humaines – qui engendrent des difficultés et des défis inédits et vont conduire l’espèce humaine à changer radicalement sa manière de vivre. En un sens, nous sommes victimes de notre succès sans doute parce qu’il ne fut pas sans excès, cupidité, orgueil, ni graves erreurs d’appréciation sur le vivant et sur les effets que nos technologies et modes de vie produisent sur la biosphère.
S’il nous semble important de maintenir ces traditionnels échanges de vœux, en dépit de tout ce qui se passe et se présente à nous, c’est que nous considérons qu’être lucide sur notre situation ne conduit pas à désespérer complétement de l’avenir. Mais est-ce bien le cas ?
Lucidité selon René Char
Le poète René Char déclarait : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ? [i]» Une telle définition semble curieusement d’actualité après ces mois de juillet et d’août 2022, où dans une grande partie de l’Europe et du monde, nous avons subi la canicule et la morsure d’un soleil implacable. Mais que signifie cette citation assez énigmatique ? Présenter la lucidité comme « la blessure la plus rapprochée du soleil » semble signifier au moins deux choses. D’abord que la lucidité est une souffrance – une blessure – donc une source de malheur. Ensuite, « la blessure la plus rapprochée du soleil » fait référence au mythe d’Icare qui a été enfermé avec son père Dédale dans un labyrinthe dont il est strictement impossible de sortir sans ruse spécifique. Ingénieux technicien, Dédale a fini par fabriquer des ailes en cire pour permettre à Icare de s’échapper en s’envolant du labyrinthe. Mais Icare, imprudent et tombant dans la démesure, ne s’est pas contenté de fuir, il s’est trop rapproché du soleil. Ses ailes ont fondu et il a chuté dans la mer qui l’a englouti sous ses eaux.
Actualité du mythe d’Icare ?
Ne sommes-nous pas dans la situation d’Icare ? Nous étions enfermés dans un monde au développement lent qui pouvait donnait l’impression de tourner en rond, monde où famine et maladies continuaient à errer, tels des minotaures meurtriers, dans le labyrinthe de l’existence humaine. Nous en sommes sortis grâce à une science et des techniques qui ont fait reculer les maladies et les famines et ont rendu possible une accélération de l’histoire et une explosion de la démographie. Enivré par ces succès, aveugles aux dangers, ne sommes-nous pas allés trop loin ? Ces techniques qui ont porté très haut notre niveau de vie, ne risquent-t-elles pas de faire chuter brutalement notre espèce dans une situation chaotique ? Et de faire voir bien des régions et villes que nous habitions disparaître, englouties par l’élévation du niveau des mers ?
En somme, la lucidité ne nous condamne-t-elle pas au pessimisme complet ? Nous aimerions montrer que tel n’est pas le cas et que faire des vœux pour l’avenir conserve tout son sens, par-delà, la sociabilité, la politesse et l’attention aux autres que déjà avantageusement ce rituel peut produire.
Que faut-il entendre précisément par lucidité ?
Le mot « Lucidité » provient du latin luciditas[ii] qui signifie clarté ou splendeur. L’adjectif « Lucide » provient de « lucidus » qui signifie « clair, brillant, lumineux » Ces deux mots dérivent de « lux » et « lucis » - la lumière d’abord considérée comme une force agissante et divinisée. Une évolution sémantique a fait passer de cette signification positive de « splendeur et de brillant » à une acceptation psychologique. Dans son sens le plus neutre, avoir toute sa lucidité signifie ainsi avoir une clarté d’esprit dans un raisonnement, avoir tous ses esprits et ne pas être délirant – quelle que soit la cause de cette perte de lucidité – alcoolisation, drogue, aveuglement de la passion, psychopathologie ou encore traumatisme subi – la liste n’étant pas exhaustive. Dans un sens plus chargé de valeur, être lucide, c’est faire toute la lumière sur la réalité d’une situation quelconque et donc accepter de voir clairement et distinctement les choses telles qu’elles sont.
Lucidité, amour de la vérité et rejet de l’illusion
La lucidité se présente ainsi comme une qualité morale. C’est une exigence de probité dans les analyses scientifiques qui oblige à voir et présenter la réalité telle qu’elle nous apparaît à la lumière de nos observations, surtout quand elle est dérangeante, voire démoralisante. André Comte-Sponville estime que la lucidité est la première vertu pour un intellectuel[iii]. De façon générale, qu’on soit un intellectuel ou non, elle est donc « l’amour de la vérité, quand elle n’est pas aimable[iv]. C’est un amour de la vérité qui s’impose et supplante même le désir d’être heureux et de se protéger des vérités qui blessent ou ruine la sérénité. Descartes dans une lettre envoyée à la princesse Elisabeth[v] écrit ainsi :
« Je me suis quelquefois proposé un doute : savoir, s’il est mieux d’être gai et content, en imaginant les biens qu’on possède être plus grands et plus estimables qu’ils ne sont, et ignorant ou ne s’arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d’avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu’on devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu’on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j’approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin ou les étourdissent avec du pétun. »
Précisons que le pétun n’est rien d’autre que le tabac : au siècle de Descartes le tabac avait des effets bien plus forts et hallucinogènes que celui que nous trouvons en vente actuellement. Pour faire dans la formule facile, disons que le pétun de Descartes équivaut au pétard actuel.
Descartes continue son éloge d’un amour inconditionnel de la vérité ainsi : « Voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. » [vi]
Enfin pour justifier la supériorité de la lucidité, il ajoute un argument qui relève de la psychologie morale. Il écrit :
« … je n’approuve point qu’on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l’âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure en s’apercevant qu’ils sont faux. »[vii]
Pour lui, la lucidité à laquelle on renonce revient sous la forme d’une sourde inquiétude qui mine notre tranquillité. Retour du refoulé. Et il est vrai que la question se pose : peut-on peut vivre dans l’illusion et le mensonge sans états d’âme ? L’illusion est le contraire de la lucidité. Ce n’est pas une simple erreur qui se corrige quand la vérité est connue et reconnue. En effet, l’illusion la spécificité de persister, même en présence de la vérité car le désir de comprendre se trouve étouffé par un mouvement de l’âme opposé : l’aspiration à être tranquille, quitte à se mentir à soi-même.
La lucidité est donc pour Descartes le devoir d’utiliser la raison qui nous a été donnée de la meilleure façon possible en accueillant même les vérités les moins plaisantes que nous pouvons saisir. Elle s’oppose à l’ignorance mais aussi et surtout à l’illusion qui prend source dans le lâche désir de se cacher les vérités qui pourraient troubler notre bien-être.
En quoi la lucidité et le pessimisme se distinguent ?
Par opposition à la facilité avec laquelle on peut s’installer dans l’illusion, la lucidité est une forme de courage de l’intelligence - elle est l’effort que nous faisons pour voir les choses en face et affronter les vérités les plus démoralisantes. Elle consiste souligne André Comte-Sponville à « voir ce qui est comme cela est, plutôt que comme on voudrait que cela soit. » Par quoi –ajoute-t-il- la lucidité ressemble beaucoup au pessimisme. » Les deux en effet font l’expérience d’un ordre du monde qui contrarie l’ordre de nos désirs. Mais le pessimisme en tire l’idée que toute la condition humaine est désespérante[viii]. Alors que la lucidité, loin d’être une conception générale de notre situation existentielle, ne s’exerce que sur les quelques vérités les moins réjouissantes.
Romain Gary déclarait : « Je n'aime pas les gens qui prennent leur névrose pour des vues philosophiques. [ix]» Ne pourrait-on pas, dans cette perspective, reprocher aux pessimistes d’ériger leur désarroi face à une réalité déstabilisante en théorie générale ? En plus, les pessimistes aiment à se distinguer - non sans quelques traces d’orgueil et de mépris - des supposés naïfs et ignorants qui s’agitent encore pour améliorer les choses sur terre. Le pessimisme fait ainsi très souvent le lit d’un fatalisme résigné et est très compatible avec l’acceptation de l’ordre ou du désordre établi. Autant de traits caractéristiques qui ne les rendent effectivement pas très aimables.
Au fond, le pessimisme semble s’inspirer de la conception tragique de la lucidité que l’on trouve dans l’histoire d’Œdipe. Lorsque ce dernier apprend la vérité sur la mort de son père Laïos – à savoir que c’est lui qui l’a tué et qu’il a été conduit ensuite à épouser sa propre mère – Jocaste - cela le conduit à se crever les yeux. Jocaste de son côté finit par se pendre. La conception tragique de la lucidité conduit ainsi à un désespoir complet et loin de permettre une vision plus claire du réel, la rencontre du terrible finit par l’aveugler. Tout au contraire, parce que c‘est une forme de courage, la vision non tragique de la lucidité invite, quant à elle, à traverser l’épreuve de l’accablement qu’elle arrive ainsi à « relativiser », c’est-à-dire à regarder avec la distance que la raison permet de prendre sur les événements les plus dramatiques, même si s’agit d’une situation de crise inédite. [x]
Conclusion
Loin de se laisser aveugler et détruire comme Œdipe par la vue d’une vérité terrible, il faut chercher à mieux voir l’avenir dans toutes ses dimensions. La lucidité concernant l’avenir de l’humanité ne suppose pas que « les choses aillent de pire en pire.[xi] » contrairement à ce que le pessimisme annonce. A vrai dire, c’est en regardant avec courage les défis futurs qu’il est possible de nous préparer efficacement à les affronter. La lucidité invite ainsi à agir avec la prudence requise pour que notre destinée ne soit pas comparable à celle d’Icare qui finit, par démesure et désinvolture, par se perdre.
Pour conclure, revenons après ces développements à la question initiale : peut-on dire qu’il y a toujours une réelle opportunité des vœux de début d’année quand on cultive actuellement la lucidité ?
D’abord rappelons un constat lucide que Romain Gary faisait déjà à la fin des années 50 dans son roman Les racines du ciel « L'espèce humaine est entrée en conflit avec l'espace, la terre, l'air même qu'il lui faut pour vivre. Comment pouvons-nous parler de progrès, alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? »[xii] Ensuite, avançons que dans le futur, le vrai progrès consistera à opérer « une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources dans le but de rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant et de réduire les inégalités et améliorer le bien-être de l’Homme. »[xiii] Tel est le vœu qu’en toute lucidité, il est possible, je crois, de formuler pour 2023 ainsi que pour les années à venir. La lucidité en effet ne conduit pas à la résignation pessimiste mais à la mobilisation écologique.
Virgules musicales :
[i] René Char : Feuillets d’Hypnos (1944), in Fureur et mystère
[ii] Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey.
[iii] Voir l’émission de France Inter : Sous le soleil de Platon du mercredi 6 juillet 2022. La lucidité peut-elle nus rendre heureux ? Avec André Comte-Sponville.
[iv] André Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article : Lucidité.
[v] Descartes, Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645
[vi] Descartes, Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645.
[vii] Idem
[viii] Schopenhauer : Le monde comme volonté et représentation
[ix] Romain Gary : Les racines du ciel.
[x] Voir le dernier ouvrag de Corine Pelluchon. L’espérance ou la traversée de l’impossible, Rivages, 2022.
[xi] André Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article : Lucidité.
[xii] Romain Gary : Les racines du ciel.
[xiii] Jason Hickel, Less is more : How Degrowph will Save the World, 2020.