Les Rendez-vous de PHILOPOP, émission du 30 octobre 2022
« La raison du plus fort est toujours la meilleure »
Chacun aura reconnu la célèbre morale du Loup et de l'agneau de Jean De la Fontaine.
Pour comprendre ce qu'est la « raison du plus fort », il est utile d'examiner la manière de raisonner du loup dans la fable. Cette morale peut susciter deux lectures :
- Selon la première, c'est une morale ironique : la « raison du plus fort » consiste à déguiser la force en droit ; elle revient à donner une apparence de justification à ce qui n'est que le décret arbitraire du plus fort. C'est la lecture de Rousseau dans le Contrat social (1762)
- Selon la seconde, c'est une morale réaliste : il faut se résoudre à reconnaître que seule la force est en mesure d'instituer le droit et de faire régner la paix. La raison du plus fort est ainsi toujours la meilleure. C'est la lecture de Pascal, dans ses Pensées, parues après sa mort en 1670.
L'examen de la morale du Loup et de l'agneau nous conduit ainsi à nous interroger sur la nature du droit : s'oppose-t-il à la force (Rousseau) ou se ramène-t-il au contraire à elle (Pascal) ?
1- Le droit contre la force (Rousseau, Contrat social, Livre I, chapitre 3)
a- La faiblesse de la force explique que le plus fort ait besoin du droit du plus fort pour maintenir sa domination.
b- C'est un « prétendu droit » reposant sur la confusion de la force et du droit, dont l'efficacité consiste à capter le consentement des opprimés à leur oppression (ils se croient « obligés » d'obéir alors qu'ils sont « contraints »)
c- En dissipant cette confusion et en ramenant la force à ce qu'elle est (une « puissance physique »), les peuples ont raison de s'insurger et de chercher à renverser le rapport de forces en leur faveur (« Puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort », Rousseau fait ici allusion à la morale du Loup et de l'agneau)
d- Instituer un véritable droit et établir une autorité légitime : c'est l'objet du Contrat social.
2- Seule la force fait le droit (Pascal, Les Pensées)
a- L'idéal serait que la justice (« qualité spirituelle ») soit toujours suivie et secondée par la force (« qualité physique »), mais « ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (Pensée 298, édition Brunschvicg)
b- L'explication de cet état de fait est la suivante : « La justice est sujette à dispute » ; « La force est très reconnaissable et sans dispute »
c- Ainsi, seule la force peut tenir les hommes en respect en instaurant un droit qui mette fin aux querelles.
d- Comme la force ne peut d'elle-même engendrer un sentiment de justice, il faut qu'elle soit occultée comme force pour qu'elle paraisse la justice dans l'imagination du peuple à travers les lois établies (il faut qu'il oublie avec le temps la violence originelle, - « l 'usurpation »- du plus fort, Pensées 294, 304, 326).
3- Ces deux lectures s'appuient sur deux conceptions de l'homme radicalement différentes :
- Pour Pascal, l'émancipation des hommes et des peuples est illusoire (la « concupiscence » est au principe de leurs actions, la politique consiste à « régler un hôpital de fous ») ; pour Rousseau, elle est une exigence, certes difficile à réaliser
- Mais l'un et l'autre s'accordent à reconnaître le rôle de l'imagination dans la domination du plus fort
Bibliographie:
- Le Contrat social de J. J; Rousseau, Livre I, chapitre 3 ("Du droit du plus fort"), 1762, collection G/F
- Les Pensées de Pascal, 294, 298, 299, 304, 326, édition Brunschvicg, collection G/F, parues après sa mort en 1670
- Les Trois Discours sur la condition des Grands de Pascal